ask the saints (libre)

Yeva n’avait pas mis les pieds dans une église depuis qu’elle avait l’âge de tenir un flingue, et elle n’aimait pas la sensation d’être assise là, sur les bancs, comme une communiante anonyme souhaitant confesser ses péchés. Sans doute qu’elle ne se serait jamais montrée si l’occasion n’avait pas été aussi importante. Aussi déchirante.

Un soir elle l’avait quitté, sans vraiment y faire attention. Elle se souvenait à peine de ce qu’ils s’étaient dit pour la dernière fois, ou de la couleur de ses yeux quand il les levait vers elle – c’était presque comme s’il n’avait jamais existé. Une partie d’elle peinait à en comprendre la véracité, elle qui n’avait jamais connu que le sang et la violence, qui trébuchait encore sur les innombrables cadavres qui avaient ponctué sa vie. Et quand bien même il était là, dans le cercueil tout au bout de l’assemblée, sa photo presque absurdement affichée à côté, elle n’arrivait pas à saisir toute la réalité de la situation.

Les yeux embués, elle avait assisté à la cérémonie sans vraiment l’entendre, les yeux rivés vers un vide qu’elle priait être une illusion – mais chaque fois qu’elle revenait à elle, il n’y avait que le silence de l’église et les pleurs étouffés de ceux qui l’avaient à peine connu. Et elle, il lui avait semblé apercevoir plus de ses facettes que ce qu’il voulait bien offrir aux autres, et elle s’était sentie privilégiée dans ces secrets futiles qu’elle détenait sur lui ; mais elle ne pouvait retenir le pincement de cœur égoïste de ne pas l’avoir connu plus tôt. Lui qui avait toujours été là, quelque part, tapi dans l’ombre de son ignorance, son père n’ayant jamais daigné utile de le lui présenter. Sans doute qu’il n’avait pas prévu de lui présenter toute la vérité de ce monde et de son ascendance, de ce qu’elle était par naissance. Tout ce qu’elle attendait de découvrir sans le savoir, c’était Nazar qui lui avait offert sur un plateau. Et même si elle savait déjà tenir une arme, c’est lui qui avait montré l’importance de ne pas rater sa cible.

C’était presque insupportable. Là, tout de noir comme un énième deuil, elle avait la sensation de perdre son père une seconde fois. Mais c’était sans doute pire encore de ne pas pouvoir se retenir quelques œillades amères dans la direction de @Nadezhda Vesenko, chaque fois plus enragée lorsqu’elle la découvrait souriante. Celle qui aurait dû verser toutes les larmes de son cœur s’affichait sans la moindre honte, heureuse d’assister au dernier au revoir de Nazar – et tout ce dont Yeva pouvait bien rêver, c’était de refermer ses mains autour de son cou et de serrer jusqu’à ce que son rictus disparaisse enfin. La colère se nicha si bien dans ses tripes qu’elle fut bientôt incapable de regarder ailleurs, incrédule lorsque personne ne semblait relever la provocation. Et quand ce fut l’heure de quitter enfin l’église, elle trouva à peine un usage à ses jambes endormies, le cœur tellement affaibli par la peine qu’elle se donnait tout le mal du monde à aligner un pied devant l’autre.

Elle n’attendit pas longtemps, juste assez pour pouvoir fondre sur Nadezhda et l’attraper par le col. Les regards curieux des passant rejoignant la pluie la firent se reprendre et elle retira ses mains aussi vite qu’elles y étaient venues, toisant Nadezhda de toute la colère de son être. « Comment oses-tu. » Il n’y avait aucune question, pas pour celle qui s’était toujours tout permis. Bien sûr qu’elle aurait dû savoir que Nadya s’afficherait ainsi pour cracher sur son souvenir, et elle ne supportait pas l’idée qu’elle ait été invitée. Il n’y avait que le sang qui les unissait, et en cet instant, elle avait irrémédiablement honte que sa propre descendance lui fasse un affront pareil au dernier sacrement. Et pourtant, elle savait bien qu’elle se fichait de l’honneur et des apparences – c’était la première à rire au nez de ceux qui les lui avaient un jour imposés. Mais ici, c’était différent. C’était Nazar.

Près d’elles les membres de la Znaniya commençaient déjà à se reconnaître et à se saluer, tâtant le terrain pour une discussion plus que bienvenue après tous les évènements brutaux qui s’étaient enchaînés ces derniers jours. Et si Yeva avait l’envie d’en prendre part, elle sentait déjà la bile lui remonter à la vue de Nadya, presque désireuse de faire demi-tour pour rentrer chez elle – où que chez elle puisse être.

Pour le bien d’une soi-disante discrétion, elle s’approcha de son visage jusqu’à ce qu’il n’y ait plus qu’elles deux. « Tu es une belle salope. Mais ça j’imagine que tu le sais déjà. » Elle aurait dû savoir que tout le monde ne pleurerait pas Nazar de la même manière – ou que tout le monde ne le pleurerait pas tout court. Mais elle ressentait cette trahison comme un énième poignard dans le cœur, et elle pouvait à peine respirer à travers la douleur de ces plaies, qu’elle sentait, ne se refermeraient jamais vraiment. Et tout ce qu’elle pouvait faire, c’était cracher son chagrin à la gueule de Nadya en attendant que le devoir les rappelle toutes les deux. « Allez, dis-moi. C’est toi qui as mis le feu ? Je parie que tu as encore l’allumette en guise de trophée. »