all my wolves begin to howl (libre)

Il aurait dû se sentir plus libre – et quelque part, c’était déjà le cas. Quelques jours à peine qu’il avait piétiné ses racines et son allégeance pour le néant, brisé ses chaînes pour un avenir incertain. Un loup solitaire était un loup mort, qu’on lui avait tout le temps répété ; la meute avant l’intérêt personnel, qu’on lui avait toujours rappelé. Et maintenant qu’il n’y avait plus personne pour lui ordonner quoi que ce soit, il sentait les vertiges planter leurs griffes au plus profond de son crâne comme l’euphorie d’un enfant soudainement libre.

La veille déjà il avait senti le mouvement s’enclencher, comme si une part de lui savait ce qui se préparait dans l’ombre. Quelque chose qu’il avait toujours attendu – l’ombre d’une révolution, le son assourdissant du changement. D’habitude, il se serait donné à cœur d’éviter les réunions et les discours larmoyants qui n’avaient d’écho que l’espace d’une seconde et qu’on oubliait aussitôt. Il détestait les voir tous attroupés comme s’ils comprenaient l’impact des mots, comme s’ils voulaient enfin changer les choses ; puis se disperser sans rien dire, revenant à leurs petites vies ternes comme si rien ne s’était jamais passé. Peu importait la loyauté à son alpha – tous jusqu’ici avaient négligé leur honneur, et en restant auprès des Första, lui aussi.

Mais les choses n’avaient plus la même couleur grisâtre, et plus il s’approchait des possibilités, plus elles lui donnaient le tournis. Tant de choses qui pourraient mal tourner – mais il s’en fichait, tant qu’il avait le droit de les oser – et enfin, timide et frêle, l’espoir commençait à renaître au fin fond de ses tripes comme le bruit d’une colère qu’il avait jusque là oubliée. Hakan avait bien essayé de l’étouffer dans l’œuf, de lui ôter toute férocité pour qu’il ne soit plus qu’un adolescent mécontent de son sort et rien de plus ; il avait tout fait pour que Jósva reste dans les rangs et accepte la suite. Mais ce destin, tous ne l’avaient pas choisi. Imposée de naissance, cette ligne de conduite à laquelle il n’avait jamais vraiment adhéré, un calme hypocrite derrière lequel l’opportunisme et la lâcheté se tenaient la main sans plus jamais se lâcher. Désormais c’était derrière lui – et plus il s’approchait de l’endroit du rendez-vous, plus il sentait les odeurs des Perros lui heurter les narines, et cette fois, ils lui semblaient tous différents maintenant qu’ils n’étaient plus ses ennemis. Le paysage était d’une neutralité presque ridicule, et il se sentait maintenant la force de s’engager dans toutes les guerres qu’il jugerait justes. Et ces derniers temps, il y en avait de trop.

Quand il arriva sur place, c’était Ana qui se tenait devant tout le monde, contrant le discours de son père pour des prières qui lui rappelaient celles d’Hakan. Elle en appelait à leur instinct de survie plutôt qu’à leur sens de la justice, et il ne put s’empêcher de grimacer en s’adossant contre un des arbres. Il l’écouta, un instant – mais tout ce qu’elle faisait c’était calmer un jeu dont les règles avaient toujours été biaisées. Et si les loups continuaient de se terrer dans l’ombre en attendant un jour meilleur, il n’y en aurait bientôt plus un seul. Mieux valait tout risquer en clamant leurs droits qu’en se privant d’une existence qu’on avait à tort jugée malveillante, comme des chiens méchants en cage jusqu’à la fatale petite piqûre. L’Alliance se fichait bien d’avoir leur soutien, ils voulaient leur silence – et en lui il sentit le besoin viscéral de les entendre tous aboyer, de cracher toute l’amertume qu’ils s’étaient forcés à ravaler, encore et encore. C’était terminé.

« Alors qu’est-ce que tu préconises ? » il se surprit à lâcher, plus fort qu’il ne l’aurait cru. Détestables, tous ces regards curieusement tournés vers lui, le toisant sans vraiment le reconnaître. Ici il n’était personne – mais il avait le pouvoir même infime de changer les choses, et il comptait bien rattrapées toutes ces années à garder sa gueule fermée pour le bien de sa propre meute. Il n’y avait plus de meute. Il n’y avait que des loups. « Qu’on attende ? Qu’on subisse ? Est-ce que ce n’est pas ce qu’on fait déjà depuis le début ? »

Une partie de lui se sentit honteuse de clamer de telles choses à voix haute, mais le lien qui l’unissait à son alpha avait été rompu quand il s’était lui-même exilé. Tout ce qu’il espérait, c’était en réveiller d’autres. « Si tu as un meilleur plan, on t’écoute Ana. Mais choisis bien tes ennemis, parce que tu pourrais courir tous ces gens à leur perte. » A peine un regard pour les fidèles Perros qui écouteraient sans broncher, passionnés et loyaux. Il n’osait même pas imaginer combien de pertes ils essuieraient s’ils se condamnaient au silence une fois de plus. C’était leur chance, et il fallait la saisir. « On a enfin notre chance de faire un peu de bruit – qu’on nous entende et qu’on nous écoute. Notre ennemi c’est l’Alliance, et ça l’a toujours été. Peu importe qu’on fasse partie des Accords – on est en bas de la chaîne alimentaire, ceux qu’on oublie et dont on fait semblant de pleurer les pertes. »

Jósva se redressa, croisa les bras d’un geste pensif. Il ne voulait pas déclarer la guerre à Ana, mais tous ici avaient leur chance de prendre enfin la parole et il avait trop longtemps attendu. Il était temps. « Tu sais ce qu’on dit. L’ennemi de ton ennemi est ton ami. » Il ne savait pas s’il était sage de s’allier au Serment. Mais il devait bien y avoir un moyen de co-exister, de combler les lacunes en repensant à leur but commun. « Si tu décides de suivre l’Alliance, tu penses qu’ils te récompenseront de leur être restée fidèle ? Tu crois qu’ils t’écouteront enfin avec le respect que tu mérites ? Tu resteras toujours un sale clébard, et neutralité n'a jamais voulu dire sécurité, pas pour nous. »

Elle est arrivée pendant le discours de Diego Derbez à sa meute. Discrète, calme, elle s’est installée à l’ombre d’un arbre, adossée au tronc. Elle espérait que les nouvelles seraient assez prenantes pour ne pas faire attention à sa carcasse solitaire, elle était loin de se douter de la tournure de la discussion…
Elle écoute les paroles d’Ana avec attention, la nièce de l’alpha n’est visiblement pas en accord avec les décisions de son oncle. Les réponses de Jósva viennent appuyer des doutes et quand tout éclate en brouha, que les voix s’élèvent, Yuma se redresse, prête à intervenir auprès des siens. Les loups. Les mots de Nika résonnent dans sa tête et à l’image du Solsvik, Yuma s’avance pour glisser une opinion que personne ici n’attendait. « Est-ce que vous vous écoutez seulement parler les uns les autres ? — qu’elle commence à crier. — Ana a des points valides, Jósva aussi, mais je rejoins Nika sur le fait qu’il faille penser aux loups avant tout. — un regard vers les deux alphas en présence, elle se sent soudain extrêmement petite, mais elle pense à sa mère à cet instant et à tout ce qu’elle a sacrifié pour que Yuma puisse un jour prononcer ces mots. — Je ne suis d’aucune meute, ma famille non plus, mais mon père était l’un des vôtres jusqu’à sa mort. Il a suivi Torsten Sørensen jusqu’au bout, a toujours fait en sorte d’être le meilleur exemple, pour quoi ? Pour être tué sans que l’Alliance ne bouge le petit doigt à comprendre comment il est mort ! Ma mère s’est démenée pour apporter son soutien à l’Alliance quand les loups en avaient le plus besoin, elle et toute la famille Hayashi a toujours été là pour vous, Första comme Perros, parce qu’on se moque bien de savoir à quelle meute vous appartenez. Vous êtes des loups… On est des loups et c’est ce qui devrait compter. Les Dragomir sont de très bons régents, jusqu’à ce que les intérêts ne soient pas en leur faveur. Pour autant, est-ce que les Feng seraient capables de faire mieux ? Pourquoi est-ce qu’on n’a pas entendu parler d’eux plus tôt dans ce cas ? Si leurs idéaux étaient vraiment en adéquation avec les besoins des loups, où est-ce qu’ils étaient tout ce temps ? » Elle se rend soudain compte qu’elle a trop parlé, trop longuement. Elle n’a pas sa place ici, elle n’est pas Perros, elle ne fait partie d’aucune meute… Pourtant elle a besoin de se faire entendre, pas pour elle, mais pour eux. « Peu importe ce que vous choisissez… Pensez aux loups. Aux nôtres. » Qu’elle finit, quelque peu gênée. C’est là qu’elle se rend compte de la présence de Lukyan, un frisson lui parcourt l’échine et Yuma se recule, pas bien certaine qu’on l’ait plus écouté que d’autres. La mâchoire se serre, énervée d’une situation à laquelle elle ne peut rien faire.